UBI ES

UBI ES

50′ – 2015
pour 5 voix féminines et électronique

HILDEGARD VON BINGEN

Née en 1098 dans la petite noblesse de Rhénanie, Hildegard von Bingen est « visitée » dès son plus jeune âge par des visions.
Sa famille la destine à la vie religieuse et, à l’âge de huit ans, elle est confiée à Jutta von Spanheim avec qui elle vivra jusqu’à la disparition de cette dernière. Elle prend le voile en 1112, au monastère bénédictin de Disibodenburg, petite communauté de religieuses sous le contrôle des moines bénédictins. A la mort de son amie et formatrice, Jutta, elle a 38 ans et devient à son tour supérieure de la communauté. En 1141 Hildegard commence à écrire son premier ouvrage, Scivias, où elle décrit ses visions, « reflet de la Lumière vivante » après avoir reçu le soutien de ses amis et l’autorisation de l’évêque de Mayence.

Dans sa jeunesse, elle y apprend assez de latin pour lire la Bible et réciter les psaumes, mais déplore de n’avoir pas reçu une formation plus avancée. Il aurait été intéressant de connaître le contenu de la bibliothèque du monastère, malheureusement elle fut détruite au cours des siècles suivants. Dans ses écrits, elle se déclare une femme inculte, ce que démentent pourtant formellement ces mêmes écrits. Elle ne s’attribue non plus aucun mérite dans la composition musicale mais se dit l’humble interprète de Dieu, ce qui, accessoirement, a l’avantage de donner une « explication » au fait qu’une femme ait pu créer une telle œuvre. On s’interroge alors davantage sur l’origine de cette œuvre que sur l’œuvre elle-même. Il faudra un synode pour statuer sur son cas et pas moins de quatre tentatives de canonisations.
Elle n’est pourtant pas sans formation musicale. Comme tous les moines et moniales, elle connait par cœur l’immense répertoire liturgique. A l’époque de ses premières compositions, elle assiste à l’office divin et chante plusieurs heures par jour depuis des dizaines d’années.
Elle compose abondamment entre 1151 et 1158, sa créativité semble sans limite. 77 chants sont regroupés sous le titre Symphoniae Harmoniae Celestium Revelationum et un drame liturgique Ordo virtutum. Elle en écrit le texte et la musique et son originalité est déjà célébrée de son vivant. Pour elle, la musique est un instrument suprême au service de Dieu, capable d’accorder l’humanité dans une harmonie et de l’orienter sur la voie spirituelle vers l’unité à laquelle elle aspire. Elle exprime la vie, dans toute la profondeur de son mystère. On ne peut la détacher du reste de son œuvre et c’est dans cette lumière que l’on en pressent la beauté. Des centaines de fois dans ses divers écrits, elle utilise la musique comme métaphore pour éclairer les vérités spirituelles.
Sa musique est d’essence théologique, philosophique, reliée à la cosmologie. Pour elle, la voix, mêlée de corps et d’âme, chante Dieu sur terre, c’est la forme la plus élevée de toute activité humaine, miroir des harmonies célestes et des chœurs angéliques. La place du chant dans l’église fut souvent controversée. On oppose l’intelligibilité du verbe et la jouissance lyrique. Bien des fois on condamne le chant car il dénature le Verbe, la parole de Dieu, et bien souvent il fut associé au plaisir, au pêché, donc à la femme. Une femme compositeur et chanteuse représente une grande transgression, on l’imagine aisément.
Dans un échange de lettres, Hildegard donne à la musique une fonction fondamentale de rappel d’un État originel perdu et le pouvoir d’enflammer la dévotion par le biais de l’émotion. Le chant n’a donc rien à voir avec le diable, il ne trouble pas les sens mais emporte l’âme vers Dieu.
Le monastère lui fournit une situation idéale avec un scriptorium et des copistes expérimentés, des interprètes qualifiées et des occasions liturgiques pour chanter sa musique.

La majorité des pièces de la Symphoniae Harmoniae sont des antiennes ; pièces habituellement courtes, de texte librement composé encadrant un psaume. Ses mélodies ne ressemblent à aucune autre et le latin qu’elle emploie est marqué par une grande liberté de syntaxe et difficile à traduire. Tout chez elle tente de repousser les limites du langage ordinaire.
Contrairement à l’ambitus limité de la plupart des chants en son temps , la musique d’Hildegard se déploie sur une très large étendue. Elle utilise les extrêmes de la voix, comme pour relier le ciel et la terre. Elle est encore originale dans l’utilisation abondante de grands intervalles, son écriture semble animée de l’élan du gothique vers le ciel. De grands passages mélismatiques soulignent l’architecture des pièces. Un grand nombre d’entre elles sont en mode de mi qui permet une large palette d’expression. Mode complexe où chacun des degrés peut prendre une relative importance dans la composition. Il s’y exprime un lyrisme profond. Les Anciens l’appelait « Mysticus ».

Il y a deux sources manuscrites principales : le Codex Dendermonde et le Codex Riesen ainsi que quatre autres manuscrits contenant des fragments.
Le manuscrit Dendermonde a été copié à Rupertsberg dans les années 1170 et il est probable qu’Hildegard l’ait elle-même supervisé. Plusieurs folios de la Symphonia manquent. Le Riesencodex a été copié dans les années 1180, juste après la mort de Hildegard en 1179. Les religieuses de Rupertsberg l’ont probablement réalisé dans le cadre de leur demande de canonisation car il contient tous ses écrits théologiques, 75 chants de la Symphonia et l’Ordo Virtutum.

Laurence Brisset

NOTE D’INTENTION

Qu’il s’agisse des textes des Visions, des Miniatures ou la musique d’Hildegard von Bingen, il est étonnant de voir à quel point, dans l’espace intérieur et mental de cette femme hors du commun, la douceur et la luminosité, la violence et la noirceur, se côtoient. Le monde dans lequel elle a évolué était trouble et les résonances avec le nôtre sont multiples.

Le tyran / Sous le lourd sommeil de la mort /Etouffé pour son crime. Mais les nuages /Pleurent sur le sang.

Et si les visions et les voix d’Hildegarde se manifestaient pour lui décrire l’état du monde quelque mille années plus tard ? Notre monde contemporain ? Spéculation et jeux d’esprit de compositeur ? 
Evidemment !

Ce projet propose un chemin, une ligne tendue, un pont qui prend racine dans les chants de la sainte, depuis la clarté de O splendidissima gemma en passant par Cum processit qui se rappelle de la chute d’Adam, ou encore l’inquiétant Cruor sanguinis ;

Ô sang s’écoulant,/ Criant là-haut / Et tous les éléments
S’entremêlaient / En plainte de terreur / Touchés du sang
de leur Créateur,/ Ô sang, /Ton baume sur nos langueurs.

Un grand arc évoluant avec lenteur, par le jeu d’échos et faux échos-multiplications des voix, jeu de miroirs – à l’aide d’un espace électroacoustique imperceptible, vers un univers criblé, traversé par nos dissonances, puis apaisé par des bribes de consonances anciennes et fragiles. Ici, à travers cinq voix féminines, fluctuant entre la monodie de Hildegarde et une écriture exogène, contrariante, néanmoins intimement liée, se pose la question du sacré ; Ubi es ? Où es tu ? Que reste t-il des ombres qui rôdaient à Disibodenberg ? Qu’en est-il de nos espaces désertés ? Au-delà de ces questionnements et visions apocalyptiques, cette proposition est également une sorte de clin d’œil à l’histoire de la musique occidentale et son cheminement, à travers la résonnance et l’écho, vers la complexification et la merveilleuse aventure de la polyphonie.

Zad Moultaka

pour: 5 chanteuses
Textes: Hildegard von Bingen
Langue chantée: latin

Création: 13 juillet 2014
Lieu: Festival de Saintes
Par: Ensemble de Caelis
Florence Limon, Estelle Nadau, sopranos
Caroline Tarrit, mezzo soprano
Marie George Monet, alto
Laurence Brisset, chant et direction

21 mars 2015 programme Gemme Bingen (Allemagne) par l’ensemble De Caelis

24 mars 2015 programme Gemme, Festival Les Détours de Babel, Grenoble par l’ensemble De Caelis

29 mars 2015 programme Gemme, Festival Les Détours de Babel, Grenoble par l’ensemble De Caelis

9 avril 2015 lancement du disque Gemme, église évangélique allemande, Paris par l’ensemble De Caelis

12 mars 2016 programme Gemme, Festival Vochora, Collégiale de Tournon par l’ensemble De Caelis

18 septembre 2016 programme Gemme, Saint Dié, Festival Voix et Route Romanes par l’ensemble De Caelis

22 juillet 2017 programme Gemme, Hameau de st Michel de Chaillol, Festival de Chaillol par l’ensemble De Caelis

23 juillet 2017 programme Gemme, Abbaye de Boscodon, Festival de Chaillol par l’ensemble De Caelis

27 septembre 2017 programme Gemme, Festival Musica, Sainte Aurélie, Strasbourg par l’ensemble De Caelis

Commande: L’Abbaye aux Dames de Saintes pour l’Ensemble De Caelis
Co-production: De Caelis / Festival de saintes

© ŠamaŠ éditions musicales 2013

La fleur du dimanche, 29 septembre 2017

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