Astres fruitiers

ASTRES FRUITIERS

série photographique

Dans la Nuit Obscure

« Au sein de la nuit bénie,
En secret – car nul ne me voyait,
Ni moi je ne voyais rien,
Sans autre lueur ni guide
Hors celle qui brûlait en mon cœur ».
Jean de la Croix, la Nuit Obscure

Avant d’être peintre ou musicien, Zad Moultaka est d’abord un enfant de la montagne du Liban et de la nuit obscure de l’âme. Né entre ciel et terre sur les pentes du Mont Knaiysseh, dans un village riche en oliviers et en poètes au sud-est de Beyrouth, Moultaka n’a de cesse de creuser la terre pour mieux questionner le ciel. « En quête, dit-il, d’un lieu introuvable, toujours en devenir », l’artiste a fait de cette absence, de cet entre-deux inexistant, « le lieu d’une grande énergie vitale », qui est le fondement même de son esthétique et de sa vie. Farouchement contemporain tout en demeurant puissamment archaïque, maniant la main et l’ordinateur avec la même dextérité, tout son œuvre multiforme pourrait ainsi tenir dans une seule et même tentative : « lier deux rives avec une voix ». La plainte qui jaillit de cet écartèlement – cri ou glissements de planètes – devient alors matière à poésie comme à musique, à peinture et, aujourd’hui, pour la première fois, à photographie.

Mais peut-on vraiment parler de photographies, alors que ces peintures d’ombre absolue, obtenues en usant de très faibles pinceaux lumineux, et qui balayent la nuit à la recherche d’étoiles noires légumières, évoquent le temps sans fin de la miniature persane – plus sûrement en tout cas que l’instant décisif cher à Cartier-Bresson ? Saisissant des fruits dans une lumière d’éternité – en pratiquant un temps d’exposition très long -, Zad Moultaka transforme ainsi des vanités terrestres en suspensions célestes, poussières d’étoiles, trous noirs contemporains. Alliant l’ascétisme espagnol des bodegones du Siècle d’Or espagnol, de Sanchez-Cotan ou de Zurbaran, aux portraits phytomorphes d’Arcimboldo, ses  Astres fruitiers rejoignent les grottes stellaires de Julien Salaud – qui unissent la symbolique de l’homme avec la nature – en même temps que la pratique de l’artiste-laborantin Hicham Berrada, qui crée des mondes dans des cuves en verre en les imbibant de produits chimiques. De la Terre à la Lune, il n’y a jamais qu’une vision d’échelle. Zad Moultaka franchit l’espace en le dilatant intensément, à la manière d’une boucle spatio-temporelle. Nous ne voyons pas ce que nous voyons et les nourritures terrestres ne sont jamais qu’un des aspects possibles des pourritures célestes. « La ruine du temps est en nous » écrit le dramaturge Wajdi Mouawad. Pour Moultaka, le temps n’est pas en ruine et nous contenons l’espace. Son œuvre au noir photographique en témoigne.

Accompagnant cette symphonie plastique des harmonies célestes, le compositeur habite également les sons et les histoires intimes de la maison rose des Vallons avec La Machine Sacrée, un chant aérien enfermé vivant dans les vrombissements aigus d’un moteur de Ferrari. Au sein de la machine, la nature palpite encore.

« Tout cessa. Je m’abandonnai,
Abandonnant mon souci,
Parmi les lis, oublié…
Et l’éventail de cèdres aérait
. »
Jean de la Croix

 Emmanuel Daydé

L’Office des planètes

Au sein du ciel immense, les astronomes sumériens qui scrutaient avidement les mouvements dans l’espace identifiait sept planètes dans notre système solaire. Comme s’ils pressentaient par-delà l’infinité de l’espace un autre système, récemment découvert : celui de l’étoile naine et rouge de Trappist et des six exoplanètes de la taille de la Terre qui l’entourent… Un hymne akkadien à Nanna/Sin, le dieu de la Lune de Sumer et d’Akkad, utilise l’épithète Inbu  (Fruit), pour qualifier les évolutions de l’astre dans le ciel, qui ressemblent à celles des fruits dans un arbre, tour à tour naissant, pourrissant et renaissant. Explorateur des confins du vertige, Zad Moultaka part alors en quête de cette harmonie des sphères, en photographiant des traces d’étoiles au sein même de la terre, et en identifiant sept légumes à sept astres de dieux babyloniens (de Shamash à Isthtar). Alliant l’ascétisme mystique des natures mortes de Zurbaran et de l’Office des Ténèbres de Morales au Siècle d’Or espagnol, aux expérimentations alchimiques d’Hicham Berrada aujourd’hui, ses Astres fruitiers franchissent l’espace en le dilatant intensément, à la manière d’une boucle spatio-temporelle. Rutabagas noueux en forme de météorites, aubergines veloutées évoquant d’oblongues planètes noires, tomates éruptives aux cônes volcaniques, ou champignons blafards et lunaires – que réchauffe à peine un pâle chou rouge solaire en train de s’éteindre – , ses nourritures terrestres se métamorphosent en d’obscures multitudes célestes flottant dans l’infini. Obtenues en usant de très faibles pinceaux lumineux et en pratiquant un temps d’exposition très long, ces vanités terrestres en suspension céleste, saisies dans une lumière d’éternité, deviennent ainsi poussières d’étoiles mésopotamiennes. Voyage dans les abysses, la musique astrale des fruits de Zad Moultaka – qui tente d’imaginer la fréquence sonore de ces astres lointains – éprouve, dit-il, «  la profondeur des eaux, la nuit, le surgissement et les nuances infinies qui transforment le légume en une autre réalité ». La poétesse libanaise Etel Adnan l’avait prédit : « La race humaine est en train d’aller vers la préhistoire. Précisément. En allant vers les planètes ».

Emmanuel Daydé, historien de l’art et curateur indépendant

« Les “Astres fruitiers” sont une série de photos prises dans le noir total avec une pause “infinie” pouvant atteindre plusieurs minutes. Fruits et légumes, des plus communs aux plus extravagants, surgissent du noir grâce à une torche révélant leurs couleurs (un pinceau chargé de lumière) et une partie de leurs formes, montrant leur face cachée, leur âme d’une intense spiritualité.

Posés sur une grande surface sombre, solitaires ou en groupe, parfois les petites tailles au plus près de l’objectif et les plus grandes au lointain, renversant ainsi la perspective et perturbant nos certitudes perceptives, ces “natures vivantes” surgissent tels des astres flottants dans l’immensité d’un espace intérieur infini. »

Zad Moultaka

12 octobre – 12 novembre 2017
Galerie Thierry Marlat, Paris
dans le cadre de la deuxième Biennale de photographes du monde arabe contemporain

5 – 23 avril 2017
Arsenal de Metz, Chapelle des templiers, dans le cadre du festival Le Livre à Metz

du 15 au 18 mars 2017
Art Dubai, Dubai, Emirats Arabes Unis
représentée par la Galerie Janine Rubeiz

24 septembre – 3 octobre 2016
Fondation Ermitage, Garches

Verified by MonsterInsights